Carnet de Grégoire, le 20 décembre 1966
Animalité lunaire
Céline, la patronne, n’est pas du genre à louvoyer d’abord, elle tutoie tout de suite. Et si tu enfreins les règles de l’établissement, elle t’explique gentiment mais fermement et te remets les pieds sur terre en cas de désaccord. Hop ! Cul par dessus lune, et fini de rêver !
« A L’AUBERGE, annonce une pancarte au dessus du bar, ON EST PRIÉ DE LAISSER SES ARMES AU VESTIAIRE ET SES ANIMAUX DANS LES AIRS »
– Les armes ça se comprend facilement : une mitraillette qui crépite, ça fait un bruit fou quand tu essayes de bavarder un peu avec ton voisin, et quand ça s’enraye, il n’est même plus possible d’entendre les chansons du judbox. Mais les animaux, Céline ? Pourquoi pas d’animaux à l’auberge ? demandais-je
– Ils sont bien mieux dehors à gambader librement en apesanteur !, me répondit définitivement Céline. Regarde donc par la fenêtre. Elle est pas mieux en lévitation la vache à Maurice que coincée ici entre le bar et le billard ?
C’est Lune-bonne-franquette à l’auberge des deux rivages mais on est quand même dans le respect mutuelle d’autrui, alors forcément il y a le judbox qui apaise mais il y a aussi le règlement.
Comme nous sommes un peu de la maison, mon frère, les musiciennes, le musicien et moi, nous aidons au service. Notre état de terrien sur la lune et également dans la lune momentanément en attendant la fin de la pluie d’astéroïdes, nous le permet. Nous sommes plus stables et fiables que les rêveurs et les rêveuses susceptibles de disparaître de manière inopinée. Nous aidons Céline, ce qui l’autorise à s’absenter quelques instants. Parfois, Céline est dans l’éther, dans ses terres. Enfin c’est ce qu’elle dit. On n’en demande pas plus, chacun à droit à son jardin secret.
Et voilà, hier, j’étais au bar avec Madeleine, la flûtiste du quatuor Séléné quand est apparue à la table 12, une jeune et grande costaude avec les cheveux en bataille et un oiseau sur l’épaule, un rouge-gorge.
Je me tournai vers Madeleine et lui murmurai :
– Que fait-on ? « Nos amis les animaux ne sont pas admis à l’auberge », c’est écrit dans le règlement.
En l’absence de la patronne, il fallait intervenir.
Je sélectionnai alors dans le Judbox une chanson irlandaise magnifiquement interprétée à cappella par Anne Briggs et je décidai d’aller inviter à confidanser la nouvelle cliente afin d’aborder aimablement le délicat problème du règlement concernant les animaux dans l’auberge.
Je m’approchai et lui demandai si elle désirait quelque chose, un bol d’air peut-être ou juste partager un mot ou deux, ou encore tenter un partie de billard en la prévenant que je n’y avais jamais joué et qu’il faudrait inventer des règles si elle ne connaissait pas le jeu elle-même ?
– Les règles, ajoutai-je sont nécessaires si l’on veut faire un bout de chemin avec quelqu’un, vous ne trouvez pas ? Si on ne veut pas… c’est une sorte d’attention mutuelle… C’est un peu comme le…
– Excusez moi de vous interrompre, me dit-elle d’une voix enrouée rehaussée d’un sourire. J’espère que le chat qui est dans ma gorge ne dévorera pas le rouge gorge qui pépie sur votre langue. Hier, comme j’avais une tête de louve, j’ai mordu bien malgré moi une poignée de porte et me suis retrouvé sur scène en compagnie d’un joueur de vielle à roue. Nous avons donné quelques beaux concerts. J’ai très vite abandonné la carrière de chanteuse folk mais j’ai, depuis, un oiseau qui me suis et qui se pose sur le cœur des hommes que je rencontre. Il était sur le bord de vos lèvres, vous l’aviez sur le bout de la langue, il y a quelques instants encore mais je ne le vois plus. J’espère que…
Elle avait disparu elle aussi avant de finir sa phrase.
Le judbox était maintenant silencieux et on n’entendait plus qu’un pépiement intermittent qui venait de je ne sais où en moi…
Le règlement ne disant rien concernant les animaux d’intérieur de soi-même, j’espérais bien pouvoir éviter l’opération désagréable consistant à me l’extirper du corps. Je me demandais s’il me faudrait tousser pour le cacher aux oreilles des autres mais je décidai de siffloter en retournant au bar ou Madeleine, flûtiste de son état, saurait me comprendre.