Les lois de la valse

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Carnet de Yannis, 15 janvier 1966

Même dans la Lune on prend son temps, son tempo, ses tant pis, selon des rythmes contraignants ; le corps ne peut pas complètement s’abandonner sinon il s’effondre ou il s’envole.

L’étonnante capacité des gens dans la Lune à mener à bien certaines activités est une chose admirable. Certains enfoncent le clou en restant dans la Lune, sans se taper sur les doigts, tiennent un long discours par pur entrainement des mots, traversent une nuit d’amour sans y penser… Cependant, la plupart des actions engagées par des lunaires sont suspendues, accompagnées de gestes lents, préparatoires ou, au contraire, du domaine du commentaire : admiratifs, soulagés ou catastrophés.

Car ici, dans ce surplomb lunaire, co-existent des personnes rassurées par ce qu’elles viennent de réussir et qui, au sortir d’un profond soupir de soulagement, se payent un moment d’auto célébration, d’auto satisfaction et des personnes catastrophées, bouleversées par l’étendue d’un désastre qu’il faut fuir de toute urgence. Des mines réjouies des corps prêts à la gratitude et à la congratulation ou des lèvres mordues, des corps explosifs, bras demandeurs d’étreintes violentes voir de meurtres… « De lunaire à lunatique : du nerf et des tiques » comme dit toujours la patronne.

Mais parallèlement à ce contexte psycho affectif, il y a les lois de la pesanteur, on n’est pas n’importe où ! Les rythmes sont soumis aux attractions lunaires et donc les corps embarqués dans ces rythmes, le sont aussi.

Par exemple, ici comme ailleurs, la valse se danse à deux. On en voit qui dansent seul(e)s, mais regardez leurs bras, ils, elles enlacent une absence et lorsqu’elles, ils tournent, ce corps, même absent les entraine…

La valse joue avec la force centrifuge du partenaire et sa propre force centripète à soi, et vice versa. Le poids du corps partenaire s’éloigne et vous entraine; en tournant vous aussi l’entrainez vers l’extérieur et donc le ramenez vers vous. A l’attaque du premier temps, pour un pas plus long que les deux suivants, les jambes des danseurs sont fléchies, puis ils se redressent, cambrent leur dos et tournent grâce ?…. grâce aux deux pas suivants, plus rapprochés, au soutien du bras du danseur dans le dos de sa partenaire et à la projection circulaire du haut des corps, la tête en particulier.

Mais attention, si ces règles sont valables chez Totor dancing à Neuvecelles, ici, l’apesanteur modifie légèrement ces règles, ces rapports de forces, ici à l’Auberge des Deux rivages où règne, une étrange gravité.

Lorsque les musiciens, par bravade, ont attaqué La valse des Tritons, Céline a pris son Willy par la main et l’a conduit au centre de la piste. Il n’avait pas le choix et, au début, il s’en est pas mal tiré. Il savait danser la valse, ça se voyait. Mais lorsqu’ils ont vraiment commencé à tourner, on a vu qu’il avait du mal à garder les pieds au sol. Elle, les yeux fermés, radieuse, souriante, tournait, dents blanches boucles brunes et poitrine bombée et lui les dents serrées, pédalait à chaque tour pour retrouver le sol, s’agrippait à elle, se cambrait au maximum de sa cambrure … Attentifs et compatissant, les musiciens ont ralenti et la tache a été plus facile pour Willy, mais très vite, Céline, sans ré-ouvrir les yeux, sans cesser de sourire a crié « Oh non, plus vite, vain dieu, plus vite !!! » C’était la patronne, les musiciens ont obtempéré.

Quatre ou cinq tours plus tard, le Willy ne touchait plus Lune, il bougeait les pieds dans l’air, tournait la tête au deuxième temps, et puis comme Céline continuait à demander à l’orchestre d’accélérer, il a attrapé le foulard de sa partenaire, une pointe dans chaque main et il s’est mis en position de contre gite, comme les yachtmen, les pieds sur les hanches de Céline et la tête en arrière. Elle a ouvert les yeux, elle a dit « Mon foulard ! », le Willy a lâché prise et s’est envolé. Pendant quelques mètres il a flotté dans l’air, surpris et soudain il s’est évaporé. Il avait dû se réveiller, sans doute dans un endroit plus dangereux qu’ici, vu sa mine inquiète on pouvait imaginer le pire. Céline s’est arrêtée, le temps de le voir disparaître et son grand sourire s’est éteint, comme une bougie soufflée par le vent. Elle a regardé les musiciens d’un air si triste que ça leur a fait peur. Entre rire et larmes elle a dit en haussant les épaules « Il avait des mœurs légères ! Ça tient pas la route ici. Jésus Marie Joseph c’est pas facile la valse ! »