Céline se confie –

15 octobre 1966 – Carnet de Grégoire

Aujourd’hui, j’ai pu un peu bavarder avec Céline, la patronne de l’auberge. J’ai toujours eu de l’admiration pour les gens capables d’aller au bout de leur rêve et Céline pour ce qui est de la rêverie active, c’est une entrepreneuse ! Je lui ai juste demandé comment elle avait eu l’idée pour l’auberge dans la lune ? Et comment les clientes et les clients étaient venus là ? Elle m’a répondu :

– C’est vrai que c’était pas gagné au début de se faire une clientèle de rêveurs et de rêveuses. Chacun sa Lune et son jardin à chacune ! Comme je dis. Les rêveurs rêveuses ont déjà leur lieu d’échappée belle à eux, à elles, leur coin d’enfance, leur cachette d’adolescence, leur vallée perdue d’adultes. Alors un bistrot inconnu, il n’y avait pas de raison que ça les tente.

D’ailleurs au début, je n’avais qu’une cliente, c’était ma copine Martine. Mais que je reprenne depuis ce début, justement.

Ça c’est fait comme ça : on se retrouvait avec Martine, le soir après le boulot, à boire des cassis en cassant du sucre sur nos patrons. C’était au bar « le Franco Suisse », Rue nationale.

On n’était pas que des clientes. On faisait aussi des extras quand il y avait un mariage au Franco-Suisse. Ils nous demandaient et là c’était nous les serveuses de choc, c’était nous les patronnes !

Un samedi soir, après un vin d’honneur, où on avait servi tout le conseil municipal, Martine m’a dit : “Si tu montais un bistrot, je serais ta cliente !”

Elle a dit ça parce qu’elle savait qu’un bistrot, j’en rêvais si fort que je pouvais le décrire dans les moindres détails, le Café-Bar-Plat-du-midi de Céline Derivage…. Non, non, plutôt l’Auberge des Deux rivages, ça sonne mieux. C’était comme de vrai dans ma tête. J’avais tout ! Sauf le capital. Et quand tu es bonne à tout à faire, je veux dire employée de maison et locataire, tu peux te payer des cassis tout les soirs à toucher le fond mais pour ce qui est de l’acheter, le fond, tu peux rêver !

Ben c’est ce que j’ai fait ! J’ai rêvé ! Il a fallut un événement pour que je fasse le pas, si je puis dire. C’est l’accident de Vespa.

Là, du fond de mon lit d’hôpital, j’ai eu tout le temps d’organiser le voyage dans la Lune, de diriger la construction du grand chalet entre deux cratères. Et de résoudre les premiers problèmes : les consommations et la clientèle. Qu’est-ce qu’on offre à boire sur la lune et à qui ?

Pour la clientèle, au début, j’ai dit : “J’fais pas les revenants ! Ici c’est les rêveurs et les rêveuses.” Mais avec l’âge, on module. Les petites morts, les grandes morts, le momentané et le définitif…. J’ai fini par dire : “D’accord pour les fantômes mais faut être invité par un vivant”. Depuis, ça tient comme ça. Personne n’a eu à r’dire !

Ma première cliente, comme je le disais, ça été Martine. Elle était allongé sur le lit d’à coté. A deux sur la Vespa, forcément…

C’était pendant une sieste – on dormait peu, on somnolait souvent – alors que j’étais en train d’installer le “Judbox” au fond de la piste de danse, quelqu’un rentre dans l’auberge. Je vois Martine. J’lui dis :

– C’est toi ?

Et il y a une voix qui me répond du lit d’à coté :

– Ben oui ! J’t’avais bien dis que je serais ta première cliente.

J’ouvre les yeux, je me tourne comme je peux :

– Martine, qu’est ce que je te sers !

– Céline, ce qu’il me faudrait, c’est un bon bol d’air !

– Allez ! Santé !

On a bien rigolé et puis vite on s’est ré endormi, il y avait encore du boulot  ! On a branché le “Judbox”. On a mis « I’ve been loving you too long » de Otis Redding parce que c’est bon pour la douleur et on a fait briller les cuivres. Ça nous a fait un bien fou !

On a tous et toutes des aptitudes, mais on met parfois du temps à les découvrir. Il y a des télépathes qui font de la transmission de pensées, des magnétiseurs qui guérissent les brûlures, des passe-murailles qui n’ont pas peur de traverser les murs… Ben moi, je me suis rendu compte que j’étais lunopathe, aubergestésiste, rêvaporeuse… Mon rêve d’auberge était espagnol, ouvert, voir même aimanté.

Je dis aimanté, parce que la deuxième qui est entrée à l’auberge, c’est la jeune infirmière en pleurs harcelée par le chirurgien chef. Elle voyait pas d’issue à son problème, elle a trouvé la porte ouverte aux « Deux Rivages ». Le lendemain, je t’ai mis le chirurgien dans la Lune. Il s’est retrouvé collé au comptoir et entre quatre zieux, je lui ai dit de ne plus embêter la petite sinon il aurait affaire à moi et que ça pourrait virer cauchemar ! Que par contre, s’il arrêtait de mélanger service et précipitation, il pouvait venir prendre un bol d’air paisiblement et faire la conversation avec de belles femmes accortes et bientôt aguerries comme Martine et moi-même.

Voilà comment ça a commencé, l’auberge. Avec des toubibs et des bras cassés. Après on a diversifié.

On a même fait dans les services secrets mais là je ne peux pas tout dire.