La Dauphine du grand soir

23 février 1967 – Carnet de Grégoire

« Il n’y a pas de plus grand plaisir que de pisser au clair de terre ! » aime dire Pierrot, hautboïste du quatuor Séléné.

En ce qui me concerne, à moins 23 degrés centigrade, je ne sors pas. Surtout pendant la période des orages de météores. Mais Pierrot profite toujours des courtes accalmies pour mettre le nez dehors.

Alors forcement, c’est lui qui, le premier, a vu arriver la « Dauphine ». Ça l’a surpris de voir une Dauphine Renault alunir et rouler entre deux cratères en direction de l’auberge.

En règle général, les rêveurs et les rêveuses n’entrent pas à l’auberge en poussant la porte et ne repartent pas en suivant une route toute tracée. Non, ici on préfère se révéler dans un fauteuil, se matérialiser devant une table ou apparaître et sembler s’incruster, accoudé au comptoir du bar pour ensuite s’évanouir, s’effacer, laisser la place. A part les membres du quatuor Séléné , Yannis mon frère et moi même, personne n’est jamais arrivé à pied – Céline a sa Vespa qu’elle chevauche parfois pour rejoindre des destinations inconnues – mais venir en voiture, personne ne l’avait jamais fait.

Pierrot a surgi du sas d’entrée en ayant à peine pris le temps de réajuster sa combinaison spatiale et il nous a interpelé : « Eh ! Les frères Fayard ! Il y a votre sœur Caroline qui vient d’arriver ! Elle n’est pas venue toute seule, il y a un monde fou dans la Dauphine ! »

Et on a vu apparaître : Rosa, Karl et Léon accompagnés de Ginette des aciéries, Anastasia des hôpitaux, Gudule du syndicat des profs d’éducation physique et même une bonne dizaine d’autres femmes et hommes qui ne se sont pas présentés mais qui avait l’air enthousiaste et déterminé.

« C’est pour une réunion en rêvoconférence du comité constitutif de la 4ème interspaciale ! » dit Caroline en se penchant vers Céline.

On était fier de notre sœur, Yannis et moi. Mettre tant de monde dans une Dauphine d’occasion ! J’avais fait un voyage de nuit jusqu’à Marseille avec Caroline quelques mois auparavant, elle tenait le volant et moi j’actionnais les essuie-glaces à la main. C’était déjà un exploit, mais aller dans la lune : chapeau ! L’avantage, c’est qu’avec tous ces camarades d’aventure dans la voiture, ça faisait du monde pour pousser au décollage, la difficulté étant tout de même de sauter ensuite dans l’automobile en plein vol. Mais Karl le barbu était moniteur de Canoë Kayak, et c’est lui sans doute qui avait du se glisser en dernier dans l’habitacle avant de claquer la porte.

Caroline vint nous embrasser. Grande joie et tendresse! Elle s’était fait du soucis pour nous, nous avait recherché et nous avait retrouvé grâce à une camarade de la branche suisse de son organisation.

– Céline ? m’interrogea Yannis du regard. Je lui répondais d’un froncement de sourcil éloquent.

Notre sœur et Céline étaient-elles membres de la même organisation interspatiale ?

Cependant nos échanges furent interrompus par un cri. Une jeune femme à la généreuse et éclatante chevelure blonde et au sourire très composé, venait d’apparaître ! Ou plutôt venait de tomber dans les bras de Léon. C’est Léon qui avait poussé un cri de surprise.

– Qui est-ce ? demandai-je à Yannis

– Brigitte Bardot, me répondit-il

– Suisse aussi ? Interrogeai-je à nouveau Yannis qui soupira en haussant les épaules.

– Non ! Tropézienne et gaulliste !

– A 33 ans ?

« Si tout le monde est là, on peut commencer. Un peu de musique avant les débats, s’il vous plaît ! » a clamé Céline, acclamée aussitôt par les nouveaux venus. Le silence se fit, ou presque.

Une bande de marmots traversa la piste de danse sans s’arrêter et disparu derrière les lourds rideaux de velours grenats qui tombent devant les fenêtres de la façade Est. Leurs rires légers restèrent quelques instants en suspens comme un sourire de chat sans chat puis devinrent parfaitement transparents. Le quatuor Séléné entama alors une émouvante création de Pierrot, une valse intitulée, en l’honneur de Caroline : « La Dauphine du grand soir ». C’était un morceau mêlant douceur et ardeur, très émouvant. Yannis, au bar, essuya un bol et une larme.

Léon invita Brigitte Bardot à danser et ils s’élancèrent sur la piste. Ils étaient beaux tous les deux mais en les regardant glisser sur le parquet ciré, je pensais en moi-même qu’elle allait être déçue. Pas à cause de Léon, oh non, mais à cause de la Dauphine : redescendre sur terre avec son Léon et des potes pas bégueules, tassée au fond à gauche d’une berline étroite peut devenir un souvenir inoubliable pour une Ginette des aciéries mais un cauchemar épouvantable pour une fille de rêve, née dans les beaux quartiers de Paris sur Terre… Une humiliation, un peu comme des rires moqueurs jetés sur une fille de joie.

– « Ce qu’il faudrait, soufflai-je à ma sœur Caroline, c’est que Céline prête sa Vespa à Léon… »

Mais ce ne fut pas nécessaire.

Quelqu’un sur Terre avait du sonner au portail de l’actrice ou refermer la portière de sa Rolls-Royce Silver Cloud Cabriolet . Elle s’effaça comme un chat en quelques secondes. Léon continua à danser magnifiquement, enlaçant un sourire sans fille au bout, puis plus de sourire du tout. C’était encore plus beau.

Alors un grand gaillard s’est excusé en se glissant parmi nous et s’est approché d’une table…