5 septembre 1966

“Allez les gamins, elle a dit, c’est pas l’moment de vous mettre en apnée, j’paye ma tournée.”

Elle a secoué ses boucles noirs et ses grosses poitrines, elle a rit en ajustant son tablier et elle a aligné les bols d’oxygène sur le formica du bar. Du coup le monde s’est un peu détendu et s’est avancé.

Derrière son bar, surélevée, on aurait dit une déesse barbare. Mais très gentille.

« Vous pouvez venir quand vous voulez et rester autant qu’ça vous plait! Allez, Santé !”

Un chauve a lancé « Mais pas des pieds! ». Ça a fait rire un nouveau, un vieux, qui n’a pas tout de suite compris, du coup il a pouffé à contre temps alors qu’il avalait son oxygène.

Ça l’a réveillé et il nous a quitté instantanément.

Le chauve avait l’air désolé. « T’en fais pas, elle a dit, le rêveur n’est pas à l’abri du réveil ! Mais fais gaffe quand même, y a des vulnérables. Détendez-vous, hein, rangez vos bols et trouvez quelque chose d’intéressant à faire le temps que vous êtes là. Regardez donc par la fenêtre. »

Elle nous a indiqué le fond de la salle, tout le monde s’est retourné et il y avait une fenêtre dans le mur du fond. On s’est tous assis en tournant nos chaises et on regardé les arbres dans la fenêtre avec le lac derrière et les cygnes qui courraient sur l’eau en criant après les mouettes, des pirates en cale sèche qui réparaient, des sirènes qui faisaient la course pour rattraper Tarzan, des radeaux, des méduses phosphorescentes qui jouaient à saute mouton sur les vagues, des maisons en pilotis pleines d’activités, les longues barques plates avec leurs voiles toutes différentes,  auriques, carrées, triangulaires et, bien sûr, la Terre en plein ciel qui brillait.

Un gamin a crié « Y a du poisson pané! » et c’était vrai, un banc de parallélépipèdes rectangles recouverts de mie de pain passait à côté du radeau de la méduse et les passagers essayaient d’en attraper. Et puis le gamin s’est réveillé pour rejoindre sa table de cantine où on servait la crème au chocolat.