En suspens

Ecoutez pour voir

2 octobre 1966 Carnet de Yannis

Ça sentait le réveil, même les habitués avaient l’air moins dans le coup, moins dans la Lune. Les histoires, devinettes et autres charades s’espaçaient, la qualité n’était plus la même. Certains corps se mobilisaient, des mâchoires se crispaient, ici et là des grincements de dents et des raclements de gorges annonçaient le retour de l’action…

Et puis la patronne a cogné le bord de son bol pour obtenir l’attention. Tout le monde a cru qu’elle annonçait la fermeture.

« Attention, les enfants, je viens d’apprendre qu’une pluie de météorites Bétas va nous tomber dessus d’un moment à l’autre. Résultat, plus personne ne se réveille, tout le monde reste ici, confinement dans l’introsphère.

J’explique pour les nouveaux, les crédules et les impatients : le météorite Béta n’est pas, comme son nom semble l’indiquer, un crétin ; au contraire. Il est vicieux et s’attaque de préférence aux gens entre deux consciences, un pied sur la Lune, un pied dans la poche comme dirait le poète. J’en vois pas mal ici qui seraient particulièrement vulnérables à cette bête là. Et pas seulement les marioles qui ont cru bon d’afficher sur leur tee shirts « Je suis ailleurs » ou ce genre de ch’nis…. Regardez-vous de prêt et vous comprendrez le risque d’être bousculé en plein réveil par un météorite Béta. »

C’est vrai qu’il y avait des drôles de gens autour de nous, dans de drôles d’attitudes. Beaucoup étaient en suspens, ils étaient partis dans la Lune au milieu d’un geste : prêts à enfoncer un clou, le marteau levé, les doigts dans le nez, les mains au dessus du clavier ou de la chaine de montage, ou les deux à la fois, pensant à autre chose juste une seconde… des musiciens écoutaient la belle note qu’ils venaient de jouer avant d’attaquer la suivante, avec sans doute un peu de retard, un « acteur » s’écoutait parler, un père brandissait sa main pour une gifle qu’il ne voulait pas donner… pas mal de coups, d’injures, de saloperies étaient en suspens, saisis par cette attraction lunaire qui murmure « Et si non ?… »

Bien entendu il y avait aussi des « Pourquoi pas ? », des « Après tout !! », une rafale, un dos presque tourné, une rupture pas tout à fait cadencée… Mais, pour tous, une attaque de météorites Béta allait faire mal, envenimer les choses, créer cette douleur insupportable d’être trop soudainement démuni, pris en flagrant délit de réveil subit, d’atterrissage forcé… alors les gifles, les injures devraient claquer encore plus fort pour compenser cette convulsion inattendue de l’introsphère. Il faudrait d’urgence compenser, trouver un responsable ou une victime… La patronne avait raison, rester dans l’entre deux, ici ou la suspension était garantie par la maison, c’était le mieux.

  • Mon premier a des moustaches, mon second est un garage à bateau, mon troisième n’est plus à lire, si tu as mon quatrième, tu réagis vivement….. Chat… rade…. Lu… naire.
  • Et voilààà, ça repart, bravo gamine », a dit la patronne à une vieille femme qui tenait, à hauteur de bouche, une louche en émail rouge dégoulinante de soupe.
  • Si je m’éclipse au bon moment, même mon ombre ne s’en aperçoit pas !
  • C’est bien Jojo, t’as gagné un bol oxygène grenadine avec des bulles !!

Le gamin en question avait un beau pull rouge et, au bout du nez, une longue morve en suspens qui l’avait accompagné dans la Lune et ne tomberait qu’en cas de réveil. L’impact du météorite Béta serait évidemment défavorable au pull rouge.