23 Février 1967 – Carnet de Yannis
Je ne l’ai pas vu monter sur la table.
Ça ne devait pas être sa première fois; mais il avait quand même l’air ému. Pas tout jeune, avec de la mâchoire et pas très bien rasé. Il a regardé tout le monde et il a attaqué bille en tête, en serrant les deux poings :
« Il y a des astres dans le ciel terrien. » Et puis il a de nouveau regardé tout le monde. Les gens ne savaient pas trop quoi penser. J’ai observé Grégoire, lui non plus n’était pas sûr de ce qu’il avait entendu : le type avait parlé d’astres ou de désastre ? On a échangé à voix basse, moi, j’avais compris « astres », Grégoire « désastre ».
En fait ça devait être les deux, parce qu’il a continué : « La Lune en fait partie, mais ça ne fait que commencer et ça ne date pas d’hier ! Les délégués des planètes doivent s’organiser ! Aujourd’hui c’est l’une, demain c’est Mars, des astres colonisés, des astres pillés, des astres rentabilisés, voilà ce que sera le ciel de nos enfants où qu’ils soient dans la galaxie, dans l’introsphère, dans la panade, dans la solitude la plus totale ou simplement dans le besoin ! Et ce n’est pas rien.
Rêveurs, vous êtes aussi des traveilleurs, pour la plupart… (c’est vrai que dans la salle il y avait quelques lunettes de soleil et tenues de tennis qui ne sentaient pas la sueur, on rêve aussi chez les riches). Et la lutte des classes passe par l’introsphère ! Vous le savez, des lieux comme cette Auberge, sont en péril, vous même êtes en péril et je vais vous dire pourquoi ! Nous pouvons être dans la Lune aujourd’hui grâce aux conquêtes du passé. La pause, le contrôle des cadences et des horaires, la prise en compte des transports, le droit à être soigné, le droit à l’éducation, qui inclut celui de s’ennuyer en apprenant et donc de rêver… tout cela vous permet encore, quoique difficilement, d’être dans la Lune sans risquer d’en mourir. Souvenez-vous de tout ceux qui ont perdu un bras dans la machine, qui se sont endormis avant l’heure, parce que leur journée de travail était trop longue, parce que leurs mois, leurs années de chômage étaient trop longs et qu’il fallait bien égayer cette solitude, l’arroser, l’enfumer, la peupler ! Parce qu’ils s’endormaient avant d’être arrivé chez eux, au volant d’une voiture en mauvais état, achetée à crédit et que la route était mal entretenue et des arbres plantés dans les virages ! Car, même en songe nous vivons, car même en songe, nous veillons. Traveilleurs et traveilleuses, même en songe nous devons rester mobilisés.
Je sais que certains ont proposé des négociations aux puissants de l’aéronautique et aux marchands d’anxiolytiques ! Pourquoi pas ? Que ceux qui construisent les fusées puissent les utiliser à des tarifs préférentiels ? Que l’on offre des jeux de simulation à leurs enfants ? Pourquoi pas ? Que les narcoleptiques soient moins chers pour les lunatiques ? Pourquoi pas ! Mais ça ne suffit pas ! Il y aura désastre dans le ciel de l’Univers si les traveilleurs et traveilleuses ne s’organisent pas. Dans le ciel aujourd’hui t’es rien traveilleur et demain encore moins !!! ? Nous devons anticiper, nous devons nous mettre en Mars ! Il y a désastre dans le ciel camarades ! A moins que !… A moins que ?…
- A moins qu’on s’or-ga-nise !
C’était la patronne. Elle est venue vers lui avec un bol d’oxygène, une feuille et un stylo.
– Ecoute, j’t’aime bien, t’as raison d’être en colère et pis pessimiste et pis armé de « Si Alors » tellement beaux que les larmes me coulent toutes seules quand je t’écoute. Je laisse le papier pis le stylo, comme ça ceux qui veulent y s’inscrivent, moi j’m’inscris. Je sais qu’on est en risque, ici.
Le gars est descendu de sa table en hochant la tête. « Faut que je reparte, il a dit, il y a une base qui m’attend. »
Pis il est parti.
Et Gabrielle s’est levée, toute en piercing, les cheveux bleus, un sourire brillant de larmes et elle a murmuré :
Elle viendra dans la Lune, comme nous atterrée, innocente, debout sur le souffle d’un rêve et elle nous reliera. Car nous sommes dans la Lune pour que l’Esprit vole, que sa parole s’élève et se déploie, délestée du poids des regards, sans gravité, légère et appesantie. Un jour elle sera là, dans la Lune, comme nous, comme elle le fut, cheminant l’air d’être ailleurs mais bien présente, pensant à autre chose pour mieux penser à nous.
Et là où son regard se posera, une herbe fraîche et verte lèvera et des sources jailliront et des anges descendront des fusées qui exploseront de joie et nous serons reliées, à l’unisson, dans sa musique, son chant de joie, son champ d’herbe fraîche.
Et la Lune se scindera et se recollera, blanche et immaculée
Et, infiniment petits, nous serons grands infiniment et les cratères déborderont de lait et de miel et moi, Gabrielle, je chevaucherai les nuages qui seront montés jusqu’ici. Nous serons heureuses, infiniment petites et partout à la fois.
- « Et un triple bol pour Gabrielle qui devient quantique » a dit Céline et elle l’a prise dans ses bras en lui disant « T’en fais pas, ça va aller, c’est le jour des grands espoirs. »