Les mains fraîches de Céline font ce qu’elles peuvent.

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21 Mars 1967 – Carnet de Yannis

Un habitué éclusait son sixième bol d’oxygène en chantant

Faut décoller, faut décoller

Pour pas qu’le ciel s’éloigne de nos têtes

Faut décoller faut décoller

Pour pas que nos têtes arrêtent de penser

Du coup, on n’a pas tout de suite vu la jeune femme, à la table en formica jaune, sortir son pistolet et le charger, méthodiquement, comme font les rêveurs, sans se presser.

Céline s’est mise en mouvement, en faisant signe aux musiciens de jouer en sourdine.

Bien sûr les armes sont interdites à l’Auberge des Deux Rivages et, la plupart du temps, les usagers déposent pistolets, couteaux, barbituriques etc .. à l’accueil, puis, selon le cours de la rêverie, récupèrent le matériel à la sortie. Là c’était différent.

Une personne qui rêve qu’elle va se suicider, est rarement en danger immédiat : un bol d’oxygène gentiment offert, un joli morceau de l’orchestre, une caresse de Céline sur le front dissipent ou repoussent à plus tard la pulsion de mort. Et puis les armes sont souvent factices où apparaissent et disparaissent en cours de rêverie.

Cette fois là, il s’agissait d’une rêverie en cours de suicide, le geste était enclenché mais prenait son temps. On appelle ça un appel à l’aide et Céline essaie toujours d’y répondre.

Elle s’est arrêtée derrière la table en formica jaune, elle a attendu que la dernière balle trouve sa place dans le barillet et elle a posé sa main sur le cou de la fille, très délicatement.

La fille a frissonné, Céline a les mains fraîches et, les yeux fixés sur l’arme, la jeune s’est mise doucement à pleurer.

« T’es un sacré numéro, tu sais, Bernadette, a murmuré Céline, des comme toi ça courre pas les rues. »

D’une main elle a doucement pris le flingue et l’a posé sur la table devant Bernadette et de l’autre elle l’a aidé à se moucher, en essuyant bien le bord du nez dans les deux sens. Et puis elle a fait deux pas en arrière et n’a plus bougé. Après elle nous a expliqué : « Des fois, faut pas plus d’aide qu’il n’en faut. »

Bernadette regardait sa main vide. Ça a duré longtemps. Marguerite et Katia ont attaqué Téléphon de Nino Ferrer. Grégoire et moi avons chantonné les paroles, le plus délicatement possible.

Bernadette, elle est très chouette… et sa cousine, elle est divine… mais son cousin, il est malsain… je dirais même que c’est un bon à rien… Gaston y a l’téléfon qui son… et y a jamais person qui y répond…Gaston y a l’téléfon qui son… et y a jamais person qui y répond

Un sourire est venu dans les larmes de Bernadette, Madeleine et Pierre ont rejoint le duo harpe saxo et pas mal de clients ont commencé à taper dans leurs mains.

On était vraiment ému, Céline en première.

Et puis soudain, Bernadette a repris le pistolet, l’a braqué droit devant elle, l’a armé et on a vu qu’elle allait tirer. Mais elle a disparu et on n’a pas su si elle avait pu échapper aux astéroïdes et sur qui elle avait tiré.

Comme dit Céline « On peut pas sauver tout le monde ! »